Les émotions difficiles : accompagner votre enfant face à la colère et la frustration
Les cris, les pleurs, les corps tendus qui se jettent au sol, les objets qui volent parfois – les émotions intenses de nos enfants peuvent nous déstabiliser et réveiller nos propres vulnérabilités. Pourtant, ces tempêtes émotionnelles représentent des moments cruciaux pour le développement affectif de l'enfant. Comment transformer ces instants éprouvants en opportunités d'apprentissage émotionnel ? Comment rester le phare stable dans la tempête tout en reconnaissant la légitimité des émotions qui submergent nos enfants ? Plongeons ensemble dans ce défi quotidien de la parentalité.
Comprendre le cerveau émotionnel de l'enfant
Pour accompagner efficacement nos enfants, il est essentiel de comprendre ce qui se passe dans leur cerveau en développement. Comme l'explique le neuropsychiatre Daniel Siegel, le cerveau de l'enfant peut être comparé à une maison à deux étages :
- Le rez-de-chaussée : le cerveau émotionnel (système limbique), siège des émotions brutes, des réactions instinctives et de la mémoire émotionnelle.
- L'étage supérieur : le cortex préfrontal, responsable de la régulation émotionnelle, de la prise de décision, de l'empathie et de la réflexion.
La particularité ? L'étage supérieur est encore en construction jusqu'à l'âge adulte ! Lorsqu'un enfant est submergé par une émotion forte, c'est comme si l'escalier reliant les deux étages s'effondrait temporairement. L'enfant se retrouve "piégé" au rez-de-chaussée, incapable d'accéder à ses capacités de régulation et de raisonnement.
Françoise Dolto utilisait une autre métaphore : celle de la vague émotionnelle qui submerge l'enfant. "L'enfant n'est pas capricieux, il est submergé par une émotion qu'il ne maîtrise pas encore", rappelait-elle. Cette perspective change fondamentalement notre regard sur les crises émotionnelles.
La colère et la frustration : des émotions nécessaires
Contrairement aux idées reçues, la colère et la frustration ne sont pas des émotions "négatives" à éradiquer, mais des signaux émotionnels précieux qui indiquent un besoin non satisfait ou une limite atteinte.
Winnicott soulignait l'importance développementale de la frustration : c'est en rencontrant des limites et en apprenant progressivement à tolérer la frustration que l'enfant développe sa capacité à différer la satisfaction immédiate de ses désirs – une compétence essentielle pour la vie adulte.
Une étude longitudinale de l'Université de Berkeley a démontré que les enfants ayant appris à exprimer sainement leur colère (plutôt qu'à la réprimer) présentaient à l'adolescence une meilleure estime d'eux-mêmes et des relations sociales plus saines.
Notre objectif n'est donc pas d'éliminer ces émotions, mais d'aider nos enfants à les reconnaître, les accueillir et les exprimer de manière constructive.
Les étapes de l'accompagnement émotionnel
1. S'auto-réguler d'abord
Le paradoxe de l'accompagnement émotionnel est qu'il commence par nous-mêmes. Notre propre état émotionnel est contagieux. Si nous réagissons à la colère de notre enfant par notre propre colère, nous versons symboliquement de l'huile sur le feu neurologique.
Le psychanalyste Wilfred Bion parlait de la "capacité de contenance" parentale – cette aptitude à accueillir les émotions débordantes de l'enfant sans être nous-mêmes submergés.
Quelques stratégies d'auto-régulation rapide :
- Prendre trois respirations profondes
- Se rappeler mentalement "Ce n'est pas une urgence"
- Utiliser une phrase-ressource ("Je suis le calme dont mon enfant a besoin maintenant")
- Si nécessaire, s'accorder quelques secondes de pause ("J'ai besoin d'une minute pour me calmer")
2. Connecter avant de corriger
Le neuropsychiatre Daniel Siegel a popularisé ce principe fondamental : "Connect before correct" (connecter avant de corriger). Avant toute tentative d'enseigner ou de résoudre le problème, l'enfant a besoin de se sentir compris et accepté dans son ressenti.
Cette connexion peut prendre différentes formes selon l'âge et le tempérament de l'enfant :
- Une présence physique rassurante
- Un contact visuel bienveillant
- Une validation verbale de son émotion
- Pour certains enfants, un contact physique apaisant
Isabelle Filliozat, psychothérapeute, nous rappelle que "derrière chaque comportement difficile se cache une émotion légitime". Chercher à comprendre cette émotion est la première étape.
3. Nommer pour apprivoiser
Les recherches en neurosciences affectives ont démontré un phénomène fascinant : le simple fait de nommer une émotion active le cortex préfrontal et réduit l'activité de l'amygdale (centre de l'alarme émotionnelle). En d'autres termes, mettre des mots sur les maux apaise littéralement le cerveau émotionnel.
"Tu sembles vraiment en colère que ton frère ait pris ton jouet sans demander."
"Je vois que tu es frustré parce que tu n'arrives pas à faire ce puzzle."
Ce reflet émotionnel aide l'enfant à développer progressivement son vocabulaire émotionnel et sa conscience de soi.
4. Accepter l'émotion tout en encadrant le comportement
Voici une distinction fondamentale : toutes les émotions sont acceptables, mais tous les comportements ne le sont pas. L'émotion de colère est légitime ; frapper son petit frère ne l'est pas.
Haim Ginott, psychologue pionnier dans l'éducation émotionnelle, proposait cette formule : "J'accepte ce que tu ressens, mais je ne peux pas accepter ce que tu fais."
Concrètement : "Tu as le droit d'être en colère, c'est normal. Mais je ne peux pas te laisser déchirer les livres."
"Je comprends ta frustration, ET je vais t'aider à trouver une autre façon de l'exprimer."
Cette nuance essentielle permet d'établir un cadre sécurisant tout en validant l'expérience émotionnelle.
5. Accompagner vers la résolution
Une fois l'intensité émotionnelle redescendue, l'enfant peut accéder à nouveau à ses capacités réflexives. C'est alors le moment d'explorer ensemble des solutions.
Pour les plus jeunes, cela peut signifier simplement proposer une alternative : "Tu veux dessiner ta colère ou la taper sur ce coussin ?"
Pour les enfants plus âgés, une approche socratique est enrichissante : "Que pourrais-tu faire la prochaine fois que tu ressens cette colère ?"
L'objectif est de construire progressivement une boîte à outils émotionnelle personnalisée.
Adapter l'accompagnement selon l'âge
Bébés et trottineurs (0-3 ans)
À cet âge, les émotions sont ressenties de façon particulièrement intense et sans filtre. Le tout-petit n'a pas encore les mots pour exprimer ce qu'il ressent et dépend entièrement de l'adulte pour sa régulation.
Le portage, le bercement, une voix douce et des gestes tendres sont souvent plus efficaces que les explications verbales. Françoise Dolto encourageait néanmoins à mettre des mots simples sur les émotions du bébé, même s'il ne les comprend pas encore complètement : "Tu pleures, tu sembles triste."
Les crises de frustration sont normales et nécessaires à cet âge – elles témoignent de l'émergence du sentiment d'autonomie et de volonté propre.
Âge préscolaire (3-6 ans)
C'est la période des émotions "grandeur nature" et des tempéraments qui s'affirment. L'enfant développe son langage émotionnel mais peut encore être facilement submergé.
Les supports visuels peuvent être très utiles : thermomètre des émotions, cartes illustrant différents sentiments, albums jeunesse traitant des émotions. Catherine Gueguen, pédiatre, recommande les jeux de rôle et les marionnettes pour aider l'enfant à extérioriser ses émotions difficiles.
C'est aussi l'âge où l'on peut commencer à introduire des techniques d'auto-apaisement simples : respiration du petit ours (gonfler le ventre), serrer son doudou, se retirer dans un "coin calme" aménagé.
Âge scolaire (6-12 ans)
L'enfant développe une compréhension plus nuancée des émotions et peut progressivement identifier les déclencheurs de sa colère ou de sa frustration. C'est le moment d'enrichir son vocabulaire émotionnel et de l'impliquer activement dans la recherche de solutions.
Le journal émotionnel, les activités créatives (dessin, pâte à modeler, musique) comme exutoires, et les conversations réflexives sur les émotions prennent une place importante. "Qu'est-ce qui t'a mis en colère exactement ? Comment ton corps se sentait ? Qu'est-ce qui t'a aidé à te calmer ?"
Adolescence (12-18 ans)
Les émotions sont intensifiées par les changements hormonaux et neurologiques. L'adolescent a besoin à la fois d'espace pour vivre ses émotions et de présence soutenante (même s'il ne la demande pas explicitement).
Le respect de l'intimité émotionnelle devient essentiel, tout en maintenant une disponibilité inconditionnelle.
"Je vois que tu traverses quelque chose de difficile. Je suis là si tu veux en parler, quand tu seras prêt."
L'adolescent bénéficie particulièrement des conversations qui normalisent ses expériences émotionnelles et qui reconnaissent la légitimité de ses ressentis, sans jugement.
Des outils concrets pour traverser les tempêtes émotionnelles
Le "Time-In" plutôt que le "Time-Out"
Contrairement à la mise à l'écart punitive (time-out), le "time-in" consiste à proposer à l'enfant un espace calme où l'adulte reste disponible pendant que l'enfant retrouve son calme. Ce concept développé par la psychologue Jane Nelsen respecte le besoin de connexion de l'enfant tout en permettant un retour au calme.
La métaphore du train des émotions
Pour les enfants dès 4-5 ans, cette image est particulièrement parlante : "Quand une grosse émotion arrive, c'est comme un train qui fonce à toute vitesse. On peut soit monter dedans et se laisser emporter, soit le regarder passer en restant sur le quai, jusqu'à ce qu'il s'éloigne."
La respiration "paille/fleur"
Inspirer lentement comme pour sentir une fleur, puis expirer doucement comme pour souffler dans une paille. Cette technique simple active le système nerveux parasympathique et induit une détente physiologique.
Le coin d'apaisement
Aménager un espace confortable où l'enfant peut se retirer quand il se sent submergé. Y placer des outils sensoriels apaisants : coussin à serrer, balle anti-stress, bouteille de retour au calme, musique douce, images apaisantes, etc. Contrairement à un "coin punition", l'enfant choisit lui-même de s'y rendre pour s'apaiser.
Le dessin des émotions
Inviter l'enfant à dessiner sa colère ou sa frustration.
"Quelle couleur a ta colère aujourd'hui ? Quelle forme a-t-elle ?"
Cette externalisation aide à prendre distance avec l'émotion envahissante.
Quand nos propres émotions entrent en jeu
Nos réactions face aux émotions difficiles de nos enfants sont profondément influencées par notre propre histoire émotionnelle. Comment avons-nous été accompagnés dans nos colères et frustrations d'enfant ? Quelles émotions étaient acceptables ou inacceptables dans notre famille d'origine ?La psychanalyste Selma Fraiberg parlait des "fantômes dans la chambre d'enfant" pour décrire comment nos propres blessures émotionnelles non résolues peuvent inconsciemment affecter notre façon d'accompagner nos enfants.
Si certaines émotions de notre enfant nous déclenchent particulièrement, c'est peut-être l'occasion d'un travail personnel de guérison. Comme le disait Carl Jung : "Si l'on ne fait pas quelque chose de conscient avec sa blessure, on la transmettra."
Cette conscience de nos propres réactions est le premier pas vers une parentalité plus intentionnelle.
Conclusion : de la tempête à l'arc-en-ciel
Accompagner nos enfants à travers leurs émotions difficiles est un voyage exigeant mais profondément transformateur – pour eux comme pour nous. En choisissant de voir ces moments non comme des interruptions agaçantes de la vie quotidienne mais comme des opportunités précieuses d'apprentissage émotionnel, nous offrons à nos enfants bien plus que des techniques de gestion émotionnelle.
Nous leur enseignons que toutes leurs émotions sont acceptables, que les sentiments difficiles finissent par passer, et qu'ils ont en eux les ressources pour naviguer dans les eaux parfois tumultueuses de la vie émotionnelle.
Comme l'exprimait magnifiquement Haim Ginott : "Si un enfant vit avec la critique, il apprend à condamner. Si un enfant vit avec l'hostilité, il apprend à se battre. Si un enfant vit avec l'encouragement, il apprend la confiance. Si un enfant vit avec la tolérance, il apprend la patience. Si un enfant vit avec l'acceptation, il apprend à aimer."
Et c'est peut-être là le plus beau cadeau de la parentalité consciente : en accompagnant nos enfants dans leurs émotions difficiles, nous guérissons aussi l'enfant qui vit en nous, créant ainsi une chaîne de guérison intergénérationnelle.
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"Les émotions sont des messagers, jamais des ennemis. Notre travail n'est pas de les faire taire, mais d'écouter ce qu'elles ont à nous dire."- Marshall B. Rosenberg