Article 2 : De 2 à 6 ans – Le temps du langage, du jeu et de l’imaginaire
Dans l'article ci-dessous, nous allons explorer le rôle central du jeu symbolique, du langage, et des premières identifications :
•Le stade préopératoire (Piaget)
•Le rôle du « comme si » dans le développement du Moi (Klein, Dolto)
•Apparition du surmoi et premières limites
•L’importance du cadre et de la sécurité dans l’autonomisation
Je joue, donc je pense : comment l’enfant structure son monde intérieur
La période qui s'étend de 2 à 6 ans constitue un moment fondamental dans le développement de l'enfant, souvent qualifié d'"âge d'or de l'enfance". Durant cette phase, l'enfant n'est plus un simple réceptacle d'impressions sensorielles mais devient un véritable architecte de son univers interne. À travers le langage qui s'enrichit considérablement, le jeu qui se complexifie et l'imaginaire qui s'épanouit, l'enfant élabore progressivement sa compréhension du monde et de lui-même.
Le stade préopératoire : une révolution cognitive
Jean Piaget a minutieusement décrit cette période sous le terme de "stade préopératoire" (2-7 ans), marquant une étape cruciale entre l'intelligence sensori-motrice du nourrisson et la pensée opératoire concrète de l'écolier.
L'émergence de la fonction symbolique
La caractéristique majeure de cette période est l'apparition de la fonction symbolique, qui permet à l'enfant de se détacher du présent immédiat. Cette capacité fondamentale se manifeste à travers plusieurs phénomènes :•Le langage verbal qui connaît une explosion lexicale et syntaxique, passant de quelques mots isolés à des phrases complexes et des récits élaborés
•L'imitation différée qui permet à l'enfant de reproduire un modèle en son absence
•Le dessin qui évolue des simples tracés aux représentations intentionnelles
•Le jeu symbolique où l'enfant fait "comme si", transformant à volonté les objets et les situations
Comme l'explique Piaget dans La formation du symbole chez l'enfant (1951) : "La fonction symbolique consiste à représenter quelque chose au moyen d'un signifiant différencié." Ce mécanisme permet à l'enfant de manipuler mentalement ce qui était auparavant limité à l'action directe.
Les particularités de la pensée préopératoire
Cette pensée prélogique présente plusieurs caractéristiques distinctives :
• L'égocentrisme intellectuel : l'enfant perçoit le monde uniquement depuis sa perspective, peinant à concevoir d'autres points de vue. Ce n'est pas de l'égoïsme mais une limitation cognitive fondamentale.
• L'animisme : l'enfant prête vie et intentions aux objets inanimés ("la chaise est méchante, elle m'a fait tomber").
• L'artificialisme : tendance à croire que les phénomènes naturels sont créés par l'homme ou une entité supérieure ("qui a fabriqué les montagnes ?").
• Le finalisme : conviction que tout existe pour une raison précise, souvent liée à l'homme ("les nuages sont là pour nous faire de l'ombre").
• Le réalisme nominal : confusion entre les mots et les choses qu'ils désignent (le nom fait partie intrinsèque de l'objet).
• La pensée magique : croyance en un pouvoir de la pensée sur les événements extérieurs.
Ces caractéristiques expliquent pourquoi l'enfant de cet âge échoue aux épreuves de conservation (incapacité à comprendre qu'une quantité reste identique malgré les changements d'apparence) et aux tests de classification hiérarchique (difficulté à concevoir qu'un élément puisse appartenir simultanément à deux catégories).
Le jeu symbolique : laboratoire du développement psychique
L'élaboration du "comme si"
Le jeu symbolique, qui apparaît vers 18 mois et s'épanouit pleinement entre 3 et 5 ans, représente bien plus qu'une simple distraction. Il constitue un véritable laboratoire où l'enfant expérimente, assimile et transforme la réalité.
Dans ces jeux, l'enfant utilise un objet pour en représenter un autre (un bâton devient un cheval), s'attribue des rôles fictifs (docteur, princesse, superhéros) et crée des scenarios de plus en plus élaborés. Ces activités ludiques remplissent plusieurs fonctions essentielles :
• Elles permettent d'assimiler le réel aux schèmes de pensée disponibles
• Elles offrent un espace de compensation où l'enfant peut réaliser symboliquement ce qui lui est interdit dans la réalité
• Elles facilitent l'accommodation aux exigences externes en les reproduisant de façon moins menaçante
• Elles favorisent l'intégration des expériences émotionnelles difficiles
Le jeu comme thérapie naturelle
Pour Melanie Klein, dont les travaux pionniers ont révolutionné notre compréhension de la vie psychique précoce, le jeu constitue le mode d'expression privilégié des conflits internes de l'enfant. Dans The Psychoanalysis of Children (1932), elle démontre comment les jeux spontanés traduisent les angoisses primitives, les fantasmes inconscients et les mécanismes de défense.
À travers le jeu, l’enfant :
• Rejoue les situations anxiogènes pour mieux les maîtriser
• Déplace sur des personnages fictifs ses pulsions agressives et libidinales
• Met en scène ses conflits intérieurs pour tenter de les résoudre
• Élabore progressivement une position dépressive mature, reconnaissant l'ambivalence de ses sentiments
Françoise Dolto complète cette perspective en soulignant l'importance du jeu dans la construction de l'image inconsciente du corps. Pour elle, les jeux permettent à l'enfant d'articuler son vécu corporel avec les représentations symboliques qui structurent son identité.
Les différentes formes de jeu
À mesure que l'enfant grandit, ses jeux évoluent:
1. Jeux fonctionnels (prédominants avant 2 ans): exploration des propriétés des objets et des possibilités motrices.
2. Jeux symboliques (2-6 ans): transformation imaginaire du réel, jeux de rôles.
3. Jeux de construction : assemblage d'éléments pour créer une structure (souvent intégrés aux jeux symboliques).
4. Jeux à règles (émergent vers 5-6 ans): introduction de contraintes conventionnelles partagées.
Cette évolution reflète la maturation cognitive et sociale de l'enfant, passant progressivement de l'égocentrisme à la socialisation.
La naissance du surmoi et l'intériorisation des limites
Construction de l'instance morale
Entre 3 et 6 ans, l'enfant développe ce que la psychanalyse nomme le "surmoi", cette instance psychique qui intériorise les interdits parentaux et sociaux. Ce processus est intrinsèquement lié au complexe d'Œdipe, cette configuration relationnelle triangulaire qui structure le développement psychosexuel de l'enfant.
Le surmoi se forme par identification aux figures parentales et par introjection de leurs exigences morales. Initialement très rigide et parfois tyrannique, il évoluera progressivement vers plus de souplesse au contact de la réalité.
La formation du surmoi est marquée par :
• L'apparition du sentiment de culpabilité consciente
• Le développement de la capacité d'autocontrôle
• La différenciation croissante entre désirs et comportements acceptables
• L'intériorisation des valeurs familiales et culturelles
Apprentissage des limites et socialisation
C'est aussi durant cette période que l'enfant apprend à différer la satisfaction immédiate de ses désirs et à tenir compte des exigences de la vie collective. Cet apprentissage, souvent source de frustrations, est pourtant fondamental pour son intégration sociale future.
Les limites posées par l'adulte jouent un rôle structurant:
• Elles sécurisent l'enfant en balisant un cadre prévisible
• Elles lui permettent d'intégrer progressivement les codes sociaux
• Elles l'aident à contenir ses impulsions potentiellement destructrices
• Elles favorisent l'émergence d'une identité différenciée
L'enfant oscille constamment entre son désir d'autonomie grandissante et son besoin de l'approbation des figures d'attachement. Ce dilemme s'exprime souvent par des comportements d'opposition qui, loin d'être pathologiques, constituent des étapes nécessaires dans la construction de soi.
L'importance du cadre sécurisant dans l'autonomisation
La sécurité comme base d'exploration
Les travaux sur la théorie de l'attachement, initiés par John Bowlby et poursuivis par Mary Ainsworth, ont démontré l'importance cruciale d'un environnement sécurisant pour le développement optimal de l'enfant. Paradoxalement, c'est en se sentant profondément sécurisé que l'enfant peut s'aventurer loin de sa base d'attachement et développer son autonomie.
Un cadre sécurisant se caractérise par:
• Une présence fiable et prévisible des figures d'attachement
• Une réponse adéquate et cohérente aux besoins fondamentaux
• Une communication émotionnelle authentique et réciproque
• Un équilibre entre protection et encouragement à l'exploration
La notion de "holding" et de contenance psychique
Donald Winnicott a introduit le concept fondamental de "holding" (maintien), cette capacité de l'environnement à soutenir physiquement et psychiquement l'enfant. Ce "holding" implique:•Une adaptation active aux besoins changeants de l'enfant
• Une capacité à contenir ses angoisses sans être submergé
• Une présence qui reconnaît et valide les états émotionnels de l'enfant
• Un accompagnement qui tolère l'ambivalence et les contradictions
Cette fonction contenante permet à l'enfant de développer progressivement sa propre capacité à gérer ses tensions internes sans se désorganiser.
Un cadre ferme mais flexible
Un environnement structurant pour l'enfant articule :
• Des règles claires et cohérentes mais en nombre limité
• Des conséquences prévisibles et proportionnées en cas de transgression
• Une autorité bienveillante mais ferme
• Des espaces de liberté définis où l'initiative est encouragée
Ce cadre, loin d'être une contrainte stérile, constitue un véritable "contenant" qui permet le déploiement sécurisé de la créativité et de l'expression personnelle.
Conclusion : une période fondatrice
La période de 2 à 6 ans représente un moment privilégié où l'enfant, progressivement libéré des contraintes sensori-motrices de la petite enfance mais pas encore soumis aux exigences de la pensée formelle, peut déployer pleinement son monde intérieur.
À travers le langage qui organise sa pensée, le jeu qui élabore ses conflits, et l'imaginaire qui explore les possibles, l'enfant construit les fondations de sa personnalité future. Cette architecture psychique précoce, bien que susceptible d'être remaniée ultérieurement, imprègne durablement sa façon d'être au monde.
Les éducateurs, parents et professionnels de l'enfance doivent reconnaître l'importance cruciale de cette période et offrir un environnement qui respecte ses particularités: assez sécurisant pour permettre l'exploration, assez stimulant pour nourrir la curiosité, et assez contenant pour intégrer les inévitables frustrations du développement.
Comme l'écrivait Françoise Dolto : "Tout est langage". Dans cette optique, le jeu symbolique peut être considéré comme le langage par excellence de cette période, un langage qui permet à l'enfant de dire ce qu'il ne peut encore verbaliser, de penser ce qu'il ne peut encore conceptualiser, et d'être pleinement ce qu'il est en train de devenir.
📚 Sources bibliographiques :
• Piaget, J. (1951). La formation du symbole chez l'enfant.
• Klein, M. (1932). The Psychoanalysis of Children.
• Winnicott, D.W. (1971). Jeu et réalité.
• Dolto, F. (1984). L'image inconsciente du corps.
• Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss, Vol. 1: Attachment.
• Vygotsky, L.S. (1967). Play and its role in the mental development of the child.