De 6 à 11 ans – L'âge de raison et la conquête du monde extérieur
Apprendre, appartenir, comprendre : l'enfant à la croisée du dedans et du dehors
La période qui s'étend de 6 à 11 ans constitue un tournant majeur dans le développement de l'enfant. Cette phase, souvent qualifiée d'« âge de raison », marque l'entrée de l'enfant dans un univers structuré par des règles sociales et des apprentissages formels. Au carrefour entre l'univers familial et le monde extérieur, l'enfant voit ses horizons s'élargir considérablement, tant sur le plan cognitif que social et émotionnel. Son rapport à lui-même et aux autres se transforme profondément, posant les jalons de sa future identité d'adolescent puis d'adulte.
La transformation cognitive : L'avènement de la pensée logique
Le stade des opérations concrètes selon Piaget
Jean Piaget a identifié cette période comme celle des « opérations concrètes », une étape cruciale dans le développement intellectuel. L'enfant acquiert progressivement la capacité de manipuler mentalement des concepts et de résoudre des problèmes concrets de manière logique. Contrairement à la période préscolaire dominée par une pensée intuitive et égocentrique, l'enfant de 6-11 ans développe plusieurs aptitudes cognitives fondamentales :
La conservation : L'enfant comprend que certaines propriétés d'un objet restent inchangées malgré des modifications dans son apparence. Par exemple, il saisit que la quantité d'eau reste identique lorsqu'on la transvase d'un récipient large et bas dans un récipient étroit et haut.
La classification : Il peut désormais organiser des objets selon différentes catégories et sous-catégories, comprenant les relations d'inclusion (tous les carrés sont des rectangles, mais tous les rectangles ne sont pas des carrés).
La sériation : L'enfant est capable d'ordonner des éléments selon une progression logique (du plus petit au plus grand, du plus clair au plus foncé).
La réversibilité : Il peut mentalement revenir au point de départ d'une opération, comprenant que les actions peuvent être annulées (3 + 2 = 5, et 5 - 2 = 3).
L'approche de Henri Wallon : de l'acte à la pensée
Dans son ouvrage De l'acte à la pensée (1941), Henri Wallon propose une vision complémentaire du développement cognitif de l'enfant. Pour Wallon, la pensée se construit progressivement à partir de l'action et des expériences sensorimotrices. Entre 6 et 11 ans, l'enfant parvient à se détacher progressivement du concret pour accéder à des modes de représentation plus abstraits :
La représentation mentale se précise : l'enfant peut évoquer mentalement des objets et des situations absents, élaborant ainsi une réalité intérieure de plus en plus riche.
L'intelligence catégorielle se développe : l'enfant construit des catégories mentales lui permettant d'organiser ses connaissances et de comprendre le monde qui l'entoure.
La pensée devient moins syncrétique : l'enfant abandonne progressivement les associations floues et imprécises pour adopter un mode de raisonnement plus analytique et structuré.
Cette évolution cognitive ne se fait pas de manière isolée mais s'inscrit dans une dialectique constante entre l'enfant et son environnement, notamment social.
La dimension sociale : l'importance croissante du groupe de pairs
Le stade de compétence selon Erikson
Erik Erikson, dans son ouvrage Childhood and Society (1950), a identifié cette période comme celle de « travail versus infériorité ». L'enjeu fondamental pour l'enfant est de développer un sentiment de compétence face aux exigences sociales et scolaires. Le groupe de pairs joue alors un rôle déterminant dans cette construction :
La comparaison sociale devient un mécanisme central : l'enfant évalue ses propres capacités en se comparant à ses camarades.
L'apprentissage des règles sociales s'effectue principalement au sein du groupe : les jeux collectifs, avec leurs codes et leurs rituels, permettent d'intérioriser la notion de règle et de comprendre la nécessité de la coopération.
L'identification aux pairs complète l'identification aux parents : l'enfant cherche des modèles parmi ses camarades, notamment ceux qui bénéficient d'un statut social valorisé.
Selon Erikson, la résolution positive de cette crise développementale conduit à l'acquisition d'un sentiment durable de compétence et d'efficacité personnelle. À l'inverse, l'échec peut générer un sentiment d'infériorité et d'inadéquation qui risque de compromettre les relations sociales futures et l'investissement dans les apprentissages.
La socialisation par le jeu et les activités structurées
Durant cette période, les jeux évoluent considérablement et témoignent des transformations socio-cognitives de l'enfant :
Des jeux symboliques aux jeux de règles : les jeux d'imitation et de faire-semblant, dominants pendant la période préscolaire, cèdent progressivement la place aux jeux de règles (jeux de société, jeux sportifs, etc.).
L'importance des règles négociées : les enfants ne se contentent pas d'appliquer les règles dictées par les adultes, ils les adaptent, les négocient, voire en créent de nouvelles, manifestant ainsi leur capacité croissante à la coopération et au compromis.
La différenciation genrée des activités tend à s'accentuer : les stéréotypes de genre influencent souvent les choix d'activités et les modes de socialisation, bien que cette tendance puisse varier considérablement selon les contextes culturels et familiaux.
La construction psychique : entre maîtrise pulsionnelle et développement moral
Le renforcement du surmoi et l'intériorisation des normes
La période de latence, telle que conceptualisée dans la théorie psychanalytique, correspond approximativement à la tranche d'âge 6-11 ans. Elle se caractérise par :
La consolidation des instances psychiques, notamment du surmoi, qui intègre les interdits parentaux et sociaux pour former la conscience morale de l'enfant.
La sublimation des pulsions : l'énergie psychique est redirigée vers des activités socialement valorisées comme les apprentissages scolaires, le sport ou les activités artistiques.
Le développement de mécanismes de défense plus élaborés permettant à l'enfant de gérer ses conflits internes de manière plus adaptée qu'auparavant.
Cette période de relative accalmie sur le plan pulsionnel favorise les investissements intellectuels et sociaux, préparant ainsi le terrain pour les bouleversements de l'adolescence.
Le développement du jugement moral
Les travaux de Lawrence Kohlberg, prolongeant ceux de Piaget, ont mis en évidence l'évolution du jugement moral durant cette période :
Du stade préconventionnel au stade conventionnel : l'enfant passe progressivement d'une moralité fondée sur l'obéissance aux règles par crainte de la punition à une moralité reposant sur la conformité aux attentes sociales et le respect des conventions.
La prise en compte progressive du point de vue d'autrui (décentration) permet à l'enfant de développer une compréhension plus nuancée des situations morales, intégrant les intentions des acteurs et non plus seulement les conséquences des actes.
L'émergence de la réciprocité morale : l'enfant comprend que les règles sont des contrats sociaux nécessaires à la vie collective et non plus des impératifs absolus dictés par l'autorité.
Les enjeux émotionnels : entre sécurité affective et désir d'autonomie
L'angoisse de performance et le sentiment de compétence
L'entrée dans le monde scolaire confronte l'enfant à des évaluations formelles et informelles de ses capacités :
L'estime de soi académique se forge à travers les réussites et les échecs scolaires, influençant profondément la confiance en soi de l'enfant.
L'apparition d'anxiétés spécifiques liées à la performance : peur de l'échec, anxiété face aux tests, comparaison sociale défavorable.
Le rôle déterminant des "autruis significatifs" : les réactions des parents, des enseignants et des pairs face aux performances de l'enfant contribuent à façonner son sentiment de compétence.
L'équilibre entre attachement et exploration
Bien que l'enfant de 6-11 ans s'éloigne progressivement du giron familial, le besoin de sécurité affective reste fondamental :
La base de sécurité fournie par les figures d'attachement permet à l'enfant d'explorer le monde social et intellectuel avec confiance.
L'apprentissage de l'autonomie émotionnelle s'effectue graduellement : l'enfant développe des stratégies de régulation émotionnelle de plus en plus sophistiquées.
La négociation de la distance relationnelle avec les parents constitue un apprentissage crucial : trop de proximité peut entraver l'autonomisation, tandis qu'un détachement prématuré peut générer de l'insécurité.
Le rôle de l'école : médiation entre l'individu et la société
L'école comme lieu de socialisation secondaire
L'institution scolaire joue un rôle central dans cette période développementale :
La transmission de savoirs formalisés : contrairement aux apprentissages informels de la petite enfance, l'école propose des connaissances structurées, organisées en disciplines.
L'intégration à une microsociété régie par des règles explicites, préparant ainsi l'enfant à son futur rôle de citoyen.
La diversification des figures d'identification : les enseignants et autres adultes de l'environnement scolaire offrent des modèles complémentaires à ceux fournis par la famille.
Les défis de l'adaptation scolaire
Tous les enfants n'abordent pas l'expérience scolaire avec les mêmes ressources :
L'impact des disparités socioculturelles : la proximité entre culture familiale et culture scolaire facilite généralement l'adaptation de l'enfant.
La diversité des styles cognitifs et des rythmes d'apprentissage nécessite des approches pédagogiques différenciées pour permettre à chaque enfant de développer son potentiel.
Les difficultés d'apprentissage spécifiques (dyslexie, dyspraxie, troubles de l'attention...) peuvent entraver considérablement le parcours scolaire si elles ne sont pas identifiées et prises en charge de manière adaptée.
Une période fondatrice pour l'identité future
La période qui s'étend de 6 à 11 ans représente un moment charnière dans la construction de l'identité. À la croisée des chemins entre le monde familial et l'univers social élargi, l'enfant développe des compétences cognitives, sociales et émotionnelles qui constitueront le socle de sa personnalité adulte.
Les réussites et les difficultés rencontrées durant cette phase laissent une empreinte durable sur l'estime de soi, les stratégies d'apprentissage et les modes relationnels. C'est pourquoi il est essentiel que les adultes qui accompagnent l'enfant – parents, enseignants, éducateurs – comprennent les enjeux spécifiques de cette période et offrent un environnement à la fois stimulant et sécurisant, capable de soutenir l'enfant dans sa quête d'autonomie tout en répondant à son besoin fondamental d'appartenance.
À la croisée du dedans et du dehors, l'enfant de 6-11 ans bâtit progressivement les fondations de ce qu'il deviendra, intégrant les expériences familiales, scolaires et sociales dans une identité de plus en plus cohérente et différenciée.
Références bibliographiques
Erikson, E. (1950). Childhood and Society. New York: W. W. Norton & Company.
Wallon, H. (1941). De l'acte à la pensée. Paris: Flammarion.
Piaget, J. (1967). La psychologie de l'intelligence. Paris: Armand Colin.
Kohlberg, L. (1984). The Psychology of Moral Development. San Francisco: Harper & Row.