Devenir parent : une naissance psychique à part entière
Devenir parent : une naissance psychique à part entière
Cette réflexion nous amène à distinguer deux dimensions
essentielles : d'une part, le statut de parent, reconnaissance sociale et
juridique d'une fonction, et d'autre part, la fonction parentale, processus
psychique complexe qui transforme l'individu en profondeur. Cette distinction
éclaire la différence fondamentale entre "avoir un enfant" et
"devenir parent".
La parentalité comme remaniement identitaire
Une transformation narcissique profonde
Devenir parent ne se résume pas à l'acquisition d'un nouveau
rôle social. Il s'agit d'un véritable remaniement identitaire qui bouleverse
l'économie psychique de l'individu. Cette transformation s'opère principalement
dans le registre narcissique, modifiant en profondeur l'image de soi et la
relation à l'autre.
Le narcissisme parental se caractérise par un investissement
libidinal particulier de l'enfant, qui devient à la fois objet d'amour et
support d'identification. L'enfant représente une extension du moi parental, un
prolongement narcissique qui permet la réalisation de désirs inconscients et la
réparation de blessures anciennes. Cette dimension narcissique n'est pas
pathologique en soi ; elle constitue au contraire le socle de l'attachement
parental et de la capacité à s'occuper de l'enfant.
Cependant, ce remaniement narcissique peut également générer
des conflits internes. Le parent doit apprendre à concilier ses propres besoins
avec ceux de l'enfant, à accepter que cet être qu'il a créé lui échappe
progressivement pour devenir un individu autonome. Cette tension entre
investissement narcissique et reconnaissance de l'altérité de l'enfant
constitue l'un des défis majeurs de la parentalité.
La reconfiguration de l'image de soi
L'avènement de l'enfant transforme radicalement l'image que
l'individu a de lui-même. De nouvelles facettes de la personnalité émergent,
parfois inattendues : tendresse, protection, autorité, patience ou au contraire
impatience, colère, sentiment d'incompétence. Cette découverte de soi à travers
la relation à l'enfant peut être source d'enrichissement personnel mais aussi
d'inquiétude.
L'image de soi se reconstruit autour de nouvelles références
: on n'est plus seulement fils ou fille, conjoint ou professionnel, mais aussi
mère ou père. Cette nouvelle identité s'impose avec force et modifie les
relations aux autres, y compris aux propres parents, qui deviennent
grands-parents. La chaîne générationnelle se réorganise, plaçant le nouveau
parent dans une position intermédiaire entre ses propres parents et son enfant.
La parentalité primaire selon Winnicott
Le concept de "mère suffisamment bonne "Donald
Woods Winnicott a développé le concept de "parentalité primaire" pour
désigner cet état psychologique particulier qui permet au parent de répondre
aux besoins de l'enfant de manière appropriée. Cette notion s'articule autour
du concept central de "mère suffisamment bonne" (good enough mother),
qui ne vise pas la perfection mais l'adaptation progressive aux besoins
évolutifs de l'enfant.
La parentalité primaire se caractérise par un état de
préoccupation maternelle primaire, une sensibilité accrue aux signaux de
l'enfant qui permet une réponse adaptée à ses besoins. Cet état n'est pas inné
; il se développe progressivement et nécessite un environnement facilitant. Il
implique une capacité de régression temporaire qui permet au parent de se
mettre au diapason des besoins primitifs de l'enfant.
L'environnement facilitant
Winnicott insiste sur l'importance de l'environnement dans
le développement de cette capacité parentale. L'environnement facilitant ne se
limite pas au cadre matériel mais englobe l'ensemble des conditions
psychologiques, sociales et relationnelles qui permettent au parent d'exercer
sa fonction. Cela inclut le soutien du conjoint, de la famille élargie, mais
aussi la reconnaissance sociale de la parentalité et l'accès aux ressources
nécessaires.
Cette perspective souligne que la parentalité ne peut être
pensée uniquement en termes individuels. Elle s'inscrit dans un réseau de
relations et de soutiens qui conditionnent sa qualité et son épanouissement.
L'isolement parental, fréquent dans nos sociétés contemporaines, constitue donc
un facteur de risque important pour le développement d'une parentalité sereine.
L'inconscient parental : quand l'histoire personnelle s'invite
La transmission intergénérationnelle
L'exercice de la parentalité réactive inévitablement
l'histoire personnelle du parent, notamment sa propre expérience d'enfant.
Cette réactivation s'opère largement à un niveau inconscient et influence
profondément la relation à l'enfant. Les modèles parentaux intériorisés, les
traumatismes non élaborés, les conflits familiaux anciens peuvent ressurgir et
colorer la relation parentale.
Cette transmission intergénérationnelle ne se limite pas aux
aspects négatifs. Elle véhicule également des ressources, des compétences, des
valeurs qui enrichissent l'expérience parentale. Cependant, elle peut aussi
perpétuer des dysfonctionnements ou des souffrances lorsque l'histoire
personnelle n'a pas été suffisamment élaborée.
Les fantômes dans la chambre d'enfant
Selma Fraiberg a utilisé l'expression "fantômes dans la
chambre d'enfant" pour désigner ces résurgences inconscientes de
l'histoire parentale qui peuvent perturber la relation à l'enfant. Ces
"fantômes" représentent les aspects non résolus de l'enfance du
parent qui s'actualisent dans la relation avec son propre enfant.
Cette dimension inconsciente de la parentalité explique
pourquoi certains parents reproduisent, malgré eux, des attitudes qu'ils
avaient pourtant décidé d'éviter. Elle souligne l'importance d'un travail
psychique d'élaboration de sa propre histoire pour exercer une parentalité plus
libre et épanouie.
La parentalité comme opportunité de réparation
Paradoxalement, la parentalité peut aussi constituer une
opportunité de réparation psychique. En prenant soin de son enfant, le parent
peut symboliquement réparer sa propre enfance, combler des manques affectifs
anciens, cicatriser des blessures narcissiques. Cette dimension réparatrice de
la parentalité peut être source de guérison et de croissance personnelle.
Cependant, cette réparation doit s'opérer sans
instrumentaliser l'enfant. Il s'agit d'un processus délicat qui nécessite une
prise de conscience et souvent un accompagnement pour éviter que l'enfant ne
devienne le réceptacle des projections parentales.
Entre rôle social et fonction psychique : les tensions contemporaines
Les injonctions sociales de la parentalité moderne
La parentalité contemporaine s'exerce dans un contexte
social particulier, marqué par de nombreuses injonctions parfois
contradictoires. Les parents sont sommés d'être à la fois aimants et fermes,
présents et autonomisants, protecteurs et stimulants. Ces attentes sociales
peuvent générer une anxiété parentale importante et entraver le développement
d'une parentalité authentique.
Les modèles parentaux traditionnels ayant été largement
remis en question, les nouveaux parents se trouvent souvent démunis face à
leurs responsabilités. Ils doivent inventer leur propre style parental sans
pouvoir s'appuyer sur des repères stables, ce qui peut être source
d'enrichissement mais aussi d'angoisse.
L'égalité parentale et ses défis
L'évolution vers une plus grande égalité entre les sexes a
également transformé l'exercice de la parentalité. La répartition
traditionnelle des rôles (mère nourricière, père autoritaire) laisse place à
des configurations plus flexibles mais aussi plus complexes. Cette évolution
positive s'accompagne néanmoins de nouveaux défis : comment concilier vie
professionnelle et parentale ? Comment articuler les différences biologiques
avec l'égalité des rôles ? Ces transformations questionnent la fonction
psychique parentale elle-même. Si les rôles sociaux évoluent, la fonction
inconsciente de la parentalité demeure-t-elle identique ? Cette question ouvre
de nouveaux champs de réflexion sur l'adaptation de la psyché humaine aux
mutations sociales.
Conclusion : la parentalité comme processus de maturation
Devenir parent constitue bien plus qu'un changement de
statut social. Il s'agit d'un processus de maturation psychique qui engage
l'individu dans sa totalité. Cette transformation s'opère à travers un
remaniement narcissique profond, une reconfiguration de l'image de soi et une
confrontation avec sa propre histoire infantile.
La parentalité primaire, telle que décrite par Winnicott,
nous enseigne que cette capacité parentale n'est ni innée ni automatique. Elle
se développe dans un environnement facilitant et nécessite un travail psychique
constant d'ajustement aux besoins de l'enfant et à sa propre évolution.
L'inconscient parental, avec ses transmissions
intergénérationnelles et ses "fantômes", rappelle que la parentalité
s'enracine dans l'histoire personnelle de chaque parent. Cette dimension
inconsciente peut être source de répétition mais aussi d'opportunité
réparatrice, à condition d'être reconnue et élaborée.
Enfin, les tensions entre rôle social et fonction psychique
soulignent la complexité de la parentalité contemporaine. Entre les injonctions
sociales et les mouvements inconscients, entre les modèles traditionnels et les
aspirations égalitaires, les parents d'aujourd'hui doivent naviguer dans un
environnement complexe pour construire leur propre parentalité.
Cette réflexion nous amène à considérer la parentalité non
comme un état mais comme un processus, non comme une compétence mais comme une
maturation, non comme un rôle mais comme une transformation. Devenir parent,
c'est accepter de naître une seconde fois, psychiquement, pour accompagner la
naissance de son enfant.
Réféfrences Bibliographique :
•Winnicott, D.W. (1956). The Maturational Processes and the
Facilitating Environment
•Lebovici, S. (1983). Les interactions précoces
•Roussillon, R. (1999). Le travail de l’inconscient dans la
psychothérapie
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